La Bohème, la Bohème… Mais c’est quoi la Bohème?
Bohèmes Au Grand Palais, mais de quoi est-ce que ça peut bien parler?

En entrant dans le musée, on hésite... S'agit-il d'un documentaire animalier sur la vie d'un Bobo en milieu urbain, lisant Télérama avec de grosses lunettes, buvant un porto de derrière les fagots, une écharpe chinée dans le XVIIIème nouée autour du cou? Ou d'un reportage sur une horde de Roms directement importée de Saint Denis (ou des pays de l'est si l'expo est vraiment sérieuse) avec tous leurs attributs: fringues plus que vintage, bébés sous le bras, litanies répétées "moi pas argent, toi donner moi", roulotte rustique et même turbodance de wagon?
Pour être très honnête, nos deux hypothèses de départ sont relativement plausibles puisque "Bohèmes" (notez le pluriel) tente de donner plusieurs définitions de ce terme dans un temps bien défini: de Léonard de Vinci à Picasso.
DES ÉGYPTIENS DE LA RENAISSANCE
Une scénographie habile accueille le visiteur (assurément Bobo pour le coup) dans un large couloir tapissé de velours sombre, semblable à un chemin, exposant sur un mur des tableaux de la Renaissance italienne. La première partie de l'exposition propose un petit historique de la perception du bohémien dans les arts depuis le maître Léonard.
On y apprend que les Occidentaux qualifiaient alors ces saltimbanques d'Egyptiens... en raison de la couleur de leur peau! Confusion totale, les gens du voyages venant pour la plupart du sud ouest de l'Inde (mais ça l'expo ne le précise pas). Ils avaient une peur bleue de ces populations entourées de mystère. Tu m'étonnes! Entre la Zingarella (comprendre bohémienne) qui vient les tenter avec son tambourin, ses danses et ses cheveux au vent et la diseuse de bonne aventure qui fait risquer à ses clients l'excommunion — l'Eglise ne condamnait pas le fait de lire l'avenir mais celui de vouloir le connaitre, car c'était comme vouloir se mettre à la place de Dieu—. Il y avait de quoi flipper!
Les artistes, pour leur part, sont sous le charme. Ce côté informel et audacieux les inspire et les fascine. Leonard de Vinci traite le sujet dans un dessin burlesque et ironique Un homme trompé par cinq tziganes quand son prédecesseur Boccaccio montre beaucoup plus de sérieux et de respect avec La petite bohémienne. La Comedia Del Arte, la peinture, la musique (des morceaux tziganes, de jazz manouches ou de musique classique passent durant l'exposition, choisis par Béatrice Ardisson) associent le Bohémien à la fête et à la liberté. Et Louis XIV lui-même se déguisera en Bohémien dans le Ballet royal des plaisirs. Mais restons sérieux: le brave homme sera à l'origine d'un Édit de 1682 les bannissant du royaume parce que entre s'habiller "comme eux" et les inviter à rester diner, il y a tout un monde. L'Etat c'était lui... mais dehors les romanos!
AUX ARTISTES DE 1900
Passé cette étape pédagogique, on arrive à la deuxième définition proposée par le Grand Palais et qui touche la société de la fin du XIXème siècle. Non contents de s'inspirer des bohémiens, les artistes en viennent à vivre comme eux: ils s'installent dans des ateliers mal chauffés, sous les toits, dans le quartier Latin puis à Montmartre, crèvant la dalle et pètant des câbles. Les pathologies physiques et mentales de l'époque, notamment dûes à la fée verte (l'absinthe), dépassent l'entendement. L'artiste, qui a longtemps cherché à se faire une place au soleil, décide à cette époque de se désacraliser. Et d'affirmer son état de misère, ses errance et addictions aux zincs des bistrots parisiens. Le réalisme qui domine la période incite les peintres à réaliser portraits et autoportaits. Art, misère, désespoir, folie de Jules Blin est le paroxysme de cette démarche.
Beaucoup reprochent à l'exposition de ne pas parler des Roms mais celle ci se clôt avec une information loin d'être anodine.
En 1939 entre 300 000 et 500 000 roms furent déportés
Le sujet, brûlant, n'a pas donc été évité! Et c'est même de cela dont on parle depuis le début, du moins dans la première partie, tandis que la seconde met en relief toute la nostalgie qui entoure la bohèèèèèèèèmeuh chère à Aznavour et que l'on essaye de faire survivre aujourd'hui. En vain. A Paris, théâtre de cette époque regrettée, les lilas sont morts depuis que le prix du mètre carré dépasse 8 000 euros, que le café crème coûte 2 euros 20 et le paquet de clope 7. L'embourgeoisement de la capitale repousse les pauvres (car c'est bien d'eux qu'il s'agit) toujours plus loin.
La bohème? Ça ne veut plus rien dire du tout.